NOCTURNA

C’était comme s’ils étaient descendus dans une mare d’eau croupie. La brume vint à leur rencontre, lécha leurs bottes, s’enroula autour de leurs cuisses et enserra leur taille. Elle atteignit leurs épaules, puis leur cou. Un instant plus tard, ils étaient complètement submergés. Ben dut lutter pour résister à cette marée suffocante.

Il serrait bien fort la main de Salica.

Ce brouillard impénétrable les enveloppait comme une couverture étouffante. Il leur collait aux doigts avec une insistance humide et provoquait des démangeaisons que rien ne calmait. L’air était saturé d’une odeur de bois et de terre pourris, ce qui donnait au brouillard la texture d’un liquide toxique qu’on leur aurait jeté au visage. Il s’en dégageait une désagréable chaleur, comme si une énorme bête était prise au piège dans la fange et transpirait de terreur tandis que la vie la quittait.

Ben s’aperçut que cette terreur était la sienne, et se mit à lutter contre. Le dos et les aisselles de sa tunique étaient mouillés, sa respiration irrégulière. Il n’avait jamais eu si peur, y compris lorsque la Marque d’Acier était venu l’attaquer dans le tunnel temporel. C’était même pire que sa rencontre avec le dragon, car en l’occurrence il avait peur de quelque chose qu’il ne voyait pas. Ses pieds avançaient mécaniquement sur la pente couverte de taillis. Il se rendait à peine compte du mouvement. Il distinguait la silhouette trapue des lutins à quelques pas devant lui, tandis qu’ils ouvraient la piste comme des chiens de chasse. À ses côtés était Salica, que sa couleur verte faisait ressembler à un fantôme. Ses cheveux ses poils soyeux la suivaient, comme soulevés par le brouillard. Mais c’était ce qu’il ne voyait pas et ne pouvait que deviner qui mobilisait toute inattention de Ben. Il croyait percevoir clairement ce qui Se cachait dans l’ombre.

De sa main libre, il chercha le médaillon sous sa tunique et le caressa à travers l’étoffe pour se rassurer. Les minutes passaient et les quatre compagnons marchaient toujours à tâtons, les yeux écarquillés Puis, le terrain devint plan, la brume s’éclaircit et les broussailles laissèrent la place à des arbustes et à une forêt. Ils avaient atteint un plateau situé plu sieurs dizaines de mètres au-dessus du fond du gouffre. Ben cligna des yeux, ayant retrouvé la vue. Les arbres s’étendaient devant lui en un enchevêtrement inextricable de troncs, de branches et de lianes.

Ben passa devant les lutins pour gagner un petit promontoire qui dominait la pente, et il regarda vers le bas. Il en eut le souffle coupé.

Le Gouffre Noir s’étendait à perte de vue, à perte d’imagination. Il avait tant grandi que ses parois ne pouvaient plus le contenir. Il était devenu aussi grand que tout Landover !

— Salica ! appela-t-il.

Elle fut auprès de lui en un instant. Il désigna du doigt la forêt, l’étendue sans fin avec, dans les yeux une terreur qui trahissait ses efforts pour comprendre ce qu’il voyait. Elle saisit immédiatement la situation et serra les mains de Ben dans les siennes.

— Ce n’est qu’une illusion, Ben. Ce que tu vois n’existe pas vraiment. Ce n’est qu’un tour de magie. Nocturna a créé mille reflets de son antre afin de nous faire peur et de nous éloigner.

Ben regarda de nouveau vers le bas mais ne vit rien de changé. Il fit tout de même un signe de tête pour montrer qu’il avait compris.

— Évidemment. Ce n’est qu’un sortilège destiné à nous faire fuir. (Il respira profondément et se calma aussitôt.) Tu veux que je te dise, Salica ? C’est plutôt efficace. Comment se fait-il que tu ne sois pas tombée dans le piège ?

— C’est mon côté fée qui m’a avertie, répondit-elle avec un sourire.

Ils reprirent la descente. Fillip et Sott ne semblaient pas gênés par l’illusion. C’était probablement à cause de leur vue, si basse qu’ils n’avaient rien remarqué. Parfois, l’ignorance est un avantage.

Ils arrivèrent enfin au fond et firent une pause. La végétation touffue semblait infinie. Des troncs noueux, des branches d’arbres se contorsionnaient comme des toiles d’araignée contre le ciel de brume. Les lianes s’enroulaient comme des serpents, les broussailles s’étouffaient les unes les autres. La terre était humide et molle.

Fillip et Sott humèrent l’air un instant, puis reprirent leur marche, suivis de Ben et de Salica. Ils se frayèrent un chemin et découvrirent des pistes insoupçonnées. Le mur du gouffre disparut derrière eux et la jungle se referma. Il y régnait un silence inquiétant. On n’entendait ni ne voyait aucune créature vivante. Ni cris d’animaux, ni vols d’oiseaux, ni bourdonnements d’insectes. La lumière du soleil était filtrée par les nuages. Ils avaient l’impression d’avoir été avalés vivants. D’avoir été pris au piège.

Ils n’allèrent pas loin avant de rencontrer les lézards.

Les voyageurs se trouvaient au bord d’un profond ravin, prêts à amorcer la descente, lorsque Ben s’aperçut que quelque chose bougeait au fond. Il fit arrêter les autres et jeta un regard prudent dans les ténèbres. Des dizaines de lézards grouillaient dans le ravin. Des corps couverts d’écailles d’un vert noirâtre glissaient les uns sur les autres, et des langues d’aspect redoutable s’agitaient dans les airs. Il y en avait de toutes les tailles ; certains étaient aussi gros que des alligators, tandis que d’autres avaient l’envergure d’une grenouille. Ils bloquaient totalement la voie.

Salica prit la main de Ben en souriant avec confiance.

— Encore une illusion, Ben…

— Par ici, Sire, annonça Fillip.

— Venez, Sire, ajouta Sott.

Ils descendirent dans le trou, et tous les lézards disparurent. Ben s’était remis à transpirer et aurait bien voulu se sentir moins bête.

D’autres illusions les attendaient, et Ben s’y laissa prendre chaque fois. Ils virent un monstrueux frêne tout couvert de grosses chauves-souris, un ruisseau où nageaient des poissons semblables à des piranhas, et surtout une clairière où des bras vaguement humains sortaient de terre et tendaient leurs doigts crochus vers tout ce qui tentait de passer. Chaque fois, Salica et les lutins marchaient sans hésiter, et les dangers imaginaires s’évaporaient.

Plus d’une heure s’était écoulée lorsqu’ils atteignirent le marais, vers midi. Le chemin était coupé par une vaste étendue de roseaux et de sables mouvants qui fumait et bouillonnait comme sous la pression de gaz souterrains.

Ben consulta Salica du regard.

— Encore une hallucination, hein ?

— Non, c’est un véritable marais.

Les lutins s’étaient remis à humer l’air. Au milieu du marécage, Ben vit un corbeau posé sur un arbre mort. C’était un gros oiseau très laid, avec une ligne de blanc sur le crâne. Il le regardait de ses petits yeux sombres, la tête penchée pensivement.

Ben se tourna vers ses camarades.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— Il y a un sentier plus loin, Sire, répondit Fillip.

— Oui, un chemin qui permet de passer de l’autre côté, précisa Sott.

Les deux lutins reprirent leur progression, longeant la rive, le nez en l’air. Ben et Salica les suivaient de loin. Au bout d’une trentaine de mètres, les deux guides changèrent de direction et s’avancèrent dans le marais. Il avait exactement le même aspect qu’ailleurs, mais à cet endroit, la terre était assez ferme pour soutenir leur poids. Ils arrivèrent à bon port en quelques minutes. Ben se retourna vers le corbeau. L’animal l’observait toujours.

— Allons, pas de paranoïa, murmura Ben.

Ce fut de nouveau la jungle. Ils ne marchaient pas depuis longtemps lorsque Fillip et Sott commencèrent à s’agiter. Ben pressa le pas pour les rattraper et s’aperçut qu’ils avaient délogé une famille de souris arboricoles, qu’ils avaient entrepris de dévorer avec des raffinements de cruauté. Ben leur appliqua un coup de pied au derrière et leur ordonna sévèrement de se remettre en marche.

Il oublia bientôt les malheureux rongeurs : l’obstacle suivant était une muraille de ronces. Hautes de plus de trois mètres, celles-ci se mêlaient aux arbres et aux lianes de la forêt. Ben se tourna encore une fois vers Salica, qui soupira :

— Elles sont vraies.

Fillip et Sott, le museau levé, arpentaient le mur dans les deux sens. C’est alors que Ben revit le corbeau. Il était posé au sommet des ronces, juste au-dessus des quatre voyageurs, et les observait. Ses yeux perçants se fixèrent sur Ben. Celui-ci lui rendit son regard et aurait pu jurer que l’oiseau lui avait adressé un clin d’œil.

— Par ici, Sire, appela Fillip.

— Il y a un passage, annonça Sott.

Les lutins s’avancèrent dans les ronces comme si elles n’avaient pas été là : elles s’écartaient d’elles-mêmes. Ben se retourna, mais le corbeau était parti.

Il le revit toutefois à plusieurs reprises, au sommet d’arbres ou posé sur des troncs abattus, le considérant de ses yeux insondables. Ben ne le vit jamais voler et ne l’entendit jamais croasser. Croyant qu’il pouvait s’agir d’une illusion de plus, il demanda à Salica si elle le voyait aussi. Elle répondit que oui, sans pouvoir dire ce qu’il faisait là.

— On dirait que c’est le seul oiseau de tout le gouffre, remarqua Ben.

— En effet, approuva-t-elle. Il appartient peut-être à Nocturna.

L’idée n’était pas très rassurante, mais Ben n’y pouvait rien et s’efforça de n’y plus penser. La jungle était de moins en moins touffue, les troncs, les branches et les lianes cédaient la place à de petites clairières où des nappes de brouillard restaient comme suspendues. Le ciel était plus clair, ce qui indiquait que la sortie n’était pas loin. Mais la paroi opposée du précipice n’était toujours pas en vue. Le Gouffre Noir était aussi vaste et infini qu’il avait semblé au premier regard.

— Quelqu’un peut-il me dire si nous sommes encore loin ? demanda Ben.

Pour toute réponse, il vit trois têtes se secouer en signe d’ignorance.

Mais tout à coup, la végétation s’effaça et ils se trouvèrent au pied d’un château fort de proportions telles que le reste du monde paraissait minuscule. Il montait vers le ciel comme une montagne ; le sommet des tours disparaissait dans les nuages, les murs filaient jusqu’à la ligne d’horizon. Des tourelles, des créneaux, des parapets, des remparts s’étageaient selon une géométrie étourdissante. L’ensemble, construit sur un plateau ceint par une jungle épaisse, était si vaste qu’il aurait pu abriter une ville tout entière. Un chemin caillouteux menait aux portes, qui étaient ouvertes devant la herse relevée.

Ben regardait le bâtiment sans trop y croire. Il ne pouvait rien exister de si grand. Il s’agissait forcément d’une illusion, d’un tour de magie, comme les visions le long du chemin…

— Quel est cet endroit, Salica ? balbutia-t-il.

— Je l’ignore, répondit-elle en contemplant le château. Je ne comprends pas. Ce n’est pas une illusion, mais pourtant c’en est une. Je sens qu’il y a de la magie là-dessous, mais elle n’explique qu’en partie ce que nous voyons.

Les lutins mutins étaient tout aussi déroutés. Ils se balançaient d’un pied sur l’autre et tendaient leur museau de fouine vers une hypothétique odeur familière. Ils n’en décelèrent aucune et se mirent à marmonner dans leur barbe.

Ben se força à détourner son regard pour tenter de voir autre chose, un indice quelconque qui l’aiderait à comprendre. Il ne distingua d’abord que la jungle et le brouillard. Puis il aperçut le corbeau.

Il était perché sur une branche à plusieurs dizaines de mètres, les ailes soigneusement repliées, les yeux fixés sur Ben. C’était bien le même corbeau à plumage noir brillant et à crête blanche. Ben ne pouvait s’expliquer pourquoi, mais il était certain que l’oiseau comprenait tout ce qui se passait. Il enrageait que cet animal restât bien tranquillement assis à les regarder, comme au spectacle.

— En route, dit-il enfin.

Ils se mirent à monter la côte à pas prudents. Le château approchait sans s’évanouir ni trembloter. Au contraire, il devenait plus menaçant à mesure que les détails de la pierre usée se dessinaient et que le bruit du vent, qui sifflait dans les tours et les remparts, augmentait. Ben était en tête, suivi de Salica. Les lutins fermaient la marche et portaient une expression d’angoisse sur leur visage velu. Des feuilles sèches et des brindilles craquaient sous leurs pieds. La moiteur de la jungle avait cédé la place à un souffle glacé.

L’entrée du château béait devant eux comme une bouche noire hérissée de dents de fer. Ben ralentit et jeta un regard prudent dans les ténèbres qui régnaient au-dedans. Il distingua à grand-peine une sorte de cour où se trouvaient quelques tables et des bancs, et un trône usé par les intempéries, couvert, de poussière et de toiles d’araignée. Au-delà, rien que du noir.

Il avança encore un peu, toujours suivi de ses compagnons. Ils passèrent sous la herse pour entrer dans la cour. Elle était immense, mal tenue et déserte. Leurs pas résonnaient en cadence. Ben était parvenu au milieu de cette cour lorsqu’il vit une nouvelle fois le corbeau, arrivé avant eux. Il s’était installé sur le trône et regardait Ben droit dans les yeux. Ben ralentit, puis s’arrêta. L’oiseau cligna des yeux, et soudain ceux-ci virèrent au rouge sang.

— Nocturna ! avertit Salica.

Le corbeau s’était mis à se transformer dans une aura de lumière rouge, tandis que l’ombre qu’il projetait sur le trône s’enflait comme un génie qui sort de sa bouteille. Les lutins mutins, le souffle court, se précipitèrent au-dehors. Salica resta près de Ben agrippée à sa main comme à une bouée de sauvetage. Le corbeau se transforma en une créature encore plus noire et Ben se dit qu’il avait peut-être commis une énorme erreur.

Le cercle de lumière rouge disparut avec le corbeau. À sa place, sur le trône délabré, était assise Nocturna.

— Bienvenue au Gouffre Noir, noble et puissant seigneur, salua-t-elle d’une voix faible et sifflante.

Elle n’était pas telle que Ben l’avait imaginée et ne ressemblait pas du tout à une sorcière. Cependant, il ne faisait pas de doute qu’elle en était une. Grande, le visage bien dessiné, elle avait la peau blanche et fine, et les cheveux noirs à l’exception d’une mèche blanche sur le dessus. Elle n’était ni jeune ni vieille. Ses traits sans âge avaient l’aspect du marbre sculpté, comme s’ils étaient nés de la main d’un artiste pour survivre à toute existence humaine. Ben ignorait quel artiste avait créé la sorcière et s’il était un dieu ou un démon, mais il était évident qu’il avait bien réfléchi à son œuvre. Nocturna était une femme remarquable.

Elle se leva en agitant les pans d’une robe noire autour de sa silhouette fine et élancée. Elle descendit du trône et s’avança vers Ben et Salica.

— Vous avez fait preuve de plus de ténacité que je n’en attendais de la part d’un prétendant au trône. La magie ne vous effraie pas comme elle le devrait. Est-ce parce que vous êtes stupide, ou imprudent ?

— C’est parce que je suis bien décidé à ne pas me laisser effrayer, répondit Ben avec une certaine présence d’esprit.

— C’est peut-être dommage pour vous, alors, murmura-t-elle tandis que ses yeux passaient du rouge au vert. Je n’ai jamais aimé aucun des rois de Landover, et vous pas plus que les autres. Peu m’importe que vous veniez d’un autre monde, peu m’importe pourquoi vous êtes ici. Si vous attendez de moi quelque chose, vous êtes un imbécile. Je n’ai rien à donner.

Ben avait les mains moites. Les choses commentaient mal.

— Et si moi, j’avais quelque chose à vous donner ?

Nocturna se mit à rire en agitant sa crinière noire.

— Vous voulez me donner quelque chose, vous ? Le roi de Landover va faire un cadeau à la sorcière du Gouffre Noir ? (Elle cessa soudain de rire.) Oui, vous êtes un imbécile. Vous ne possédez rien qui puisse m’intéresser.

— Vous vous trompez peut-être.

Ben attendit sans rien ajouter. Nocturna s’approcha de lui, baissant vers lui son visage de spectre sous lequel on devinait ses os.

— Je sais qui tu es, roitelet. Je t’ai vu voyager de Vertemotte à la région des lacs, puis au Melchor et enfin jusqu’ici. Je sais que tu cherches à obtenir l’allégeance des habitants de la vallée, et que tu ne règnes que sur cette malheureuse fillette, le charlatan Questor Thews, un chien, deux kobolds et une paire de lutins lamentables. Tu détiens le médaillon, mais pas la magie qui va avec. Le Paladin n’est pas revenu pour toi. La Marque d’Acier te traque. Bientôt, tu ne seras plus qu’un souvenir !

Elle le dominait d’une tête et sa silhouette sombre faisait à Ben l’effet d’un fantôme flottant dans les airs.

— Et qu’est-ce que tu m’offres, roitelet ?

Ben fit un pas en avant et répondit :

— Ma protection.

La sorcière le regarda sans mot dire. Ben soutint son regard et essaya de la faire reculer par la seule force de sa volonté. Mais elle ne bougea pas.

— Je suis roi de Landover, Nocturna, et j’ai bien l’intention de le rester longtemps. Je ne suis pas le roitelet que tu dis, ni un imbécile. Je ne suis pas de ce monde, c’est vrai, et je ne sais pas tout ce que je devrais savoir. Mais j’en sais assez long sur Landover pour comprendre quels sont ses problèmes. Landover a besoin de moi. Tu as besoin de moi. Si tu me perds, tu risques de te perdre toi-même.

Nocturna le regardait comme s’il était fou. Elle se tourna ensuite vers Salica comme pour lui demander confirmation de cette folie. Elle reporta sur Ben son regard brillant.

— De quel danger suis-je menacée ?

— La magie déserte le pays, Nocturna, elle dépérit car il n’y a pas de roi à Landover. Tout tombe en ruine et le mal s’enracine de plus belle. Je le vois et je sais quelle en est la cause. Tu as besoin de moi, sorcière. La Marque d’Acier réclame qu’on lui livre le royaume, et tôt ou tard il l’obtiendra. Il ne tolérera pas ta présence et te chassera. Il ne supportera pas une puissance supérieure à la sienne.

— La Marque n’osera jamais me défier ! grinça Nocturna avec fureur.

— Pas dans l’immédiat, en tout cas, concéda Ben. Pas ici, dans le Gouffre Noir. Mais que se passera-t-il si le reste du pays se dessèche et que seul reste le Gouffre Noir ? Tu seras seule, et la Marque régnera partout. Il aura alors assez de force pour t’attaquer !

Ben échafaudait des hypothèses, mais il vit dans le regard de la sorcière qu’il avait frappé juste. Nocturna se redressa, sa silhouette se détachant dans la pénombre.

— Et tu te crois capable de me protéger ?

— Oui, car si les habitants de la vallée me prêtent serment, la Marque d’Acier y réfléchira à deux fois avant de me lancer un défi. Il ne gagnerait jamais seul contre tous. Je crois qu’il ne s’y risquerait même pas. Et si tu me jures fidélité la première, les autres seront bien obligés de suivre. Tu es le personnage le plus puissant du royaume, Nocturna, c’est toi qui détiens le plus de pouvoirs magiques. Je ne te demande pas davantage, et en retour je te garantis que le Gouffre Noir t’appartiendra, à toi seule, et pour toujours. Nul ne viendra jamais t’y déranger.

— Tu ne me proposes rien que je ne possède déjà, répondit la sorcière avec un demi-sourire. Je n’ai pas besoin de toi pour me défendre contre la Marque d’Acier. Je fais ce qui me plaît. Je n’aurais qu’à appeler les autres à mon aide, et ils viendraient, parce qu’ils ont peur !

Aïe, pensa Ben, ça se corse.

— Ils ne viendront pas, Nocturna. Ils iront se cacher ou prendront la fuite, ou encore ils te combattront. Ils ne se laisseront pas diriger par toi comme par moi.

— Les gens de la région des lacs ne céderont jamais, Nocturna, murmura Salica.

— De la part de la fille du Maître des Eaux, je ne m’attendais pas à autre chose, ricana Nocturna Mais tu te trompes sur mon compte, sylphide. J’ai le pouvoir de vous rendre malades à tel point que ton père ne pourrait vous guérir. Et plus vite que ceci !

Elle tendit la main, saisit le poignet de Salica et en un instant le bras de Salica fut noirci et fané. La sylphide poussa un hurlement tandis que Ben la libérait. Son bras redevint immédiatement sain. Salica était rouge et avait les larmes aux yeux. Ben se tourna vivement vers la sorcière.

— Je t’accorde une certaine détermination, roitelet. Et un certain courage. Mais je ne t’accorde pas mon allégeance. Si tu tiens tant à l’obtenir, tu dois d’abord me prouver que tu la mérites. Si tu étais moins fort que la Marque d’Acier, j’y perdrais, et passer un accord directement avec le démon me serait plus facile. D’ailleurs, je n’aurais qu’à m’assurer sa fidélité par un sortilège. Non, je ne risquerai rien sur toi jusqu’à ce que je sache quelle est ta force.

Ben comprit qu’il était dans une situation délicate. Nocturna avait pris une décision sur laquelle elle ne reviendrait pas. Mais elle était sa dernière chance, il ne pouvait pas abandonner. Il sentait son courage le quitter.

— Nocturna, déclara-t-il, nous avons besoin l’un de autre. Comment puis-je te convaincre que je possède la force nécessaire pour être roi ?

La sorcière réfléchit un moment, les cheveux amenés sur le visage. Elle releva lentement la tête. Un sourire inquiétant était né sur ses lèvres.

— Tu as peut-être raison, nous pourrions avoir besoin l’un de l’autre. Et il existe quelque chose qui pourrait nous aider tous les deux. Que dirais-tu d’un moyen magique qui libérerait Vertemotte de l’emprise du dragon ?

— De Strabo ?

— Oui, de Strabo. Ce moyen existe, il peut te rendre maître du dragon et te permettre de décider de tous ses mouvements. Il t’obéira. Tu pourras le chasser de Vertemotte, et obtenir ainsi le serment tes seigneurs.

— Alors tu sais cela aussi, dit Ben en tentant de gagner du temps. Tu accepterais de me livrer ce secret, Nocturna ? Tu ne m’as pourtant laissé aucun doute sur l’opinion que tu as de moi.

Le sourire de la sorcière ressemblait de plus en plus à celui d’un loup devant la proie dont il va se régaler.

— Je n’ai jamais parlé de te livrer ce moyen, roitelet de mon cœur. J’ai dit que je te dirais où le trouver. Il n’est pas en ma possession. Tu devras aller le chercher là où il est et me le rapporter. Ensuite, nous partagerons. Si tu y parviens, je croirai en ta force et te reconnaîtrai pour mon roi. Réussis, et je garantis ton avenir.

— Ben… commença Salica d’une petite voix. Mais Ben la fit taire d’un geste.

— Où se trouve ce moyen magique ?

— Dans les brumes, répondit la sorcière. Au pays des fées.

Salica saisit la main de Ben en criant :

— Non ! Non, Ben !

— Il s’agit d’une poudre, continuait Nocturna appelée poussière d’Io. Elle pousse sur des arbustes bleu nuit à feuilles argentées et se développe dans des gousses de la taille de mon poing. (Elle brandit un poing à la face de Ben.) Rapportes-en deux gousses, une pour chacun de nous. La poudre contenue dans l’une d’elles suffira à te rendre maître du dragon !

— Ben, tu ne peux pas aller dans le monde des fées suppliait Salica. Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même Nocturna ? Pourquoi envoyer Ben Holiday à ta place ?

— Je ne peux pas retourner là-bas, sylphide. J’en ai été chassée et il m’est interdit d’y pénétrer sous peine de mort. (Elle se remit à sourire froidement à Ben.) Mais notre héros aura peut-être plus de chance… Après tout, il a le droit de s’y rendre.

Salica fit se retourner Ben de force.

— N’y va pas, Ben. Ce serait aller à une mort certaine. Personne ne peut entrer dans le monde des fées et y survivre sans y être né. Écoute-moi ! Mon peuple l’a quitté parce que, dans ce monde, il n’est de réalité que la projection des émotions et de la pensée de l’abstraction et de l’imaginaire. Il n’existait aucune réalité à part ce que nous étions, et aucune vérité que nous-mêmes ! Ben, tu ne survivrais pas dans un tel environnement. Il faut de la discipline, des connaissances qui te manquent. Tu seras détruit !

— Peut-être pas, répondit Ben. Je suis peut-être plus capable que tu ne le crois.

— Non, Ben, insista Salica en pleurant. Tu sera détruit…

Sa voix et son visage étaient si convaincants que Ben en fut ébranlé. Il la regarda dans les yeux et se ferma à la supplication qu’il y lisait. Il l’attira lentement contre lui.

— Je dois y aller, souffla-t-il, si bas qu’elle seule put entendre. Je n’ai pas le choix !

— C’est un piège, Ben ! Elle se moque de toi ! Je décèle la traîtrise dans sa voix ! Maintenant, je vois ce qu’est ce château ! C’est une projection de ses pouvoirs contre les brumes ! En allant au bout de ce château, on se retrouve chez les fées. Ben, la sorcière a tout manigancé. Elle savait que tu viendrais, elle savait pourquoi ! Depuis le début !

Ben la repoussa doucement.

— Cela ne change rien. Je dois tout de même relever le défi. Mais je serai prudent, je te le promets. Je ferai bien attention. (Après une hésitation, il se pencha et l’embrassa doucement sur les lèvres.) Je reviendrai.

Il s’éloigna, se sentant vide et désorienté, comme un petit morceau de vie à la dérive au milieu d’une mer de débris et de vents contraires. Il allait se trouver seul pour la première fois depuis son arrivée à Landover, et avait peur à en perdre la raison.

— Où dois-je aller ? demanda-t-il à Nocturna d’une voix qui se voulait calme.

— Suis ce couloir. (Elle montrait du doigt un long corridor sombre dans lequel la brume ondulait comme un être vivant.) Tu trouveras une porte tout au bout. Le pays des fées est derrière.

Ben fit un signe de tête et passa devant elle sans un mot. Dans son esprit résonnaient des conseils de prudence qu’il était bien obligé d’ignorer. À l’entrée du couloir, il ralentit et se retourna. Salica était toujours au même endroit, son étrange et beau visage inondé de larmes. Il fut soudain surpris. Comment cette jeune fille pouvait-elle tant tenir à lui ? Il n’était qu’un étranger pour elle, un homme rencontré par hasard. Elle se cachait la vérité avec des fables et des rêves et voyait de l’amour où il n’y en avait pas. Il ne comprenait pas.

Nocturna suivait Ben du regard, le visage impassible.

Il tourna les talons et s’enfonça dans la brume.

Tout disparut en un instant. La brume se ferma sur Ben comme un linceul et il se retrouva seul. Devant lui, le couloir s’étirait et ondulait comme un serpent, éclairé par des paires de torchères qui diffusaient un faible halo. Ben suivit le corridor à l’aveuglette. Il distinguait à demi les parois de pierre noircies par la fumée et rongées d’humidité contre lesquelles brillaient ces pâles lumières ; c’était à peine s’il entendait le bruit de ses propres bottes qui s’abattaient sur le sol.

Il marcha longtemps, et la peur qui l’avait d’abord saisi s’étendit en lui comme un cancer. Il se mit à penser à la mort.

Mais le couloir avait une fin : une porte de bois ferré ornée d’une grande poignée courbe. Ben n’hésita pas. Il saisit la poignée et la tourna. La porte s’ouvrit sans effort et il entra vivement.

Il était dans un ascenseur. À droite des portes fermées, auxquelles il faisait face, se trouvait un panneau de boutons lumineux qui lui indiqua qu’il montait.

Il était si stupéfait que pendant un instant il ne put que regarder les portes et les boutons. Puis il se retourna pour chercher la porte par laquelle il était entré. Elle avait disparu. À sa place ne restait que la paroi du fond de l’ascenseur : faux bois façon chêne rehaussé de plastique noir. Il fit glisser ses doigts le long des angles à la recherche d’un verrou caché mais n’en trouva pas.

L’ascenseur s’arrêta au cinquième, où un homme de ménage monta.

— ’Jour, salua-t-il aimablement en poussant le bouton marqué d’un huit.

Ben répondit d’un signe de tête. Qu’est-ce qui se passait donc ? Il examina le panneau de contrôle et lui trouva un air familier. Il jeta alors un regard alentour et se rendit compte qu’il était dans l’ascenseur de l’immeuble où était installé son cabinet d’avocat.

Il était de retour à Chicago !

Sa tête se mit à tourner. Quelque chose n’allait pas. C’était la seule explication. Sinon, comment expliquer sa présence à cet endroit ? Il s’appuya au mur. Il ne voyait qu’une hypothèse : il avait complètement traversé la brume et était repassé du monde des fées à son monde d’origine.

L’ascenseur s’immobilisa au huitième pour laisser l’homme descendre. Ben le regarda sortir et les portes se refermèrent. Il ne l’avait jamais vu, et pourtant il pensait connaître tout le personnel de l’immeuble, au moins de vue. On nettoyait les bureaux le dimanche, et c’était le seul moment où le personnel d’entretien avait le droit de prendre l’ascenseur. Lui aussi était toujours là le dimanche pour finir des papiers. Mais il ne connaissait pas cet homme. Pourquoi ?

C’était certainement un nouveau, songea-t-il. Pourtant, les nouveaux n’étaient pas autorisés à nettoyer les bureaux seuls le dimanche, à cause de l’accès à… Il arrêta net le cours de ses pensées. Il sourit et ressentit un soudain vertige. Dimanche ! C’était dimanche ! Il en riait presque. Depuis son arrivée à Landover, il n’avait pas une fois demandé quel jour on était !

La cabine reprit sa montée. Il vit les boutons s’allumer tour à tour. L’ascenseur l’emmenait à son bureau. Mais il n’avait appuyé sur aucun bouton. Il baissa les yeux, désorienté, et sursauta. Il ne portait plus les vêtements qu’il avait sur lui lorsque Nocturna l’avait envoyé en mission dans les brumes. Il portait un survêtement et des chaussures de sport, les mêmes que le jour de son départ pour la Virginie.

Que se passait-il ?

Au quinzième étage, l’ascenseur s’arrêta et les portes s’ouvrirent sans bruit. Ben sortit. C’était un couloir. En quelques pas, il fut devant les portes en verre qui donnaient sur la réception du cabinet Holiday et Bennett. Elles étaient ouvertes. Il entra.

Miles Bennett, qui se trouvait devant le bureau d’accueil, se retourna et lâcha les papiers qu’il avait à la main.

— Ben !

Ben le regarda fixement. C’était bien Miles qui se tenait devant lui, mais pas celui qu’il avait récemment quitté. Celui-ci n’était que l’enveloppe de l’autre. Il n’était plus potelé, mais bouffi. Son visage était couperosé comme celui d’un ivrogne. Ses cheveux noirs étaient devenus gris et clairsemés. Son visage était sillonné de rides.

Son associé revint de sa surprise première et donna libre cours à une rancœur non déguisée.

— Tiens, tiens, Ben Holiday ! lança-t-il avec mépris, je veux bien être pendu si ce n’est pas ce bon vieux Ben !

— Bonjour, Miles, dit Ben en tendant la main.

Mais Miles ne la prit pas.

— Incroyable. C’est vraiment toi. Je croyais ne jamais te revoir, je croyais que personne ne te révérait jamais. Bon Dieu ! J’étais persuadé que tu étais en enfer à pousser des wagonnets, Ben.

Ben sourit d’un air mal à l’aise.

— Dis donc, Miles, ça ne fait pas si longtemps, tout de même.

— Ah non ? (Miles sourit devant la stupéfaction croissante de Ben.) Oui, tu as raison, Ben. Dix ans. Personne n’a reçu de tes nouvelles depuis dix ans. Personne, même pas moi, ton associé, au cas où tu l’aurais oublié ! Pauvre nul, va ! Tu ne sais même pas ce qui t’est arrivé pendant que tu te promenais avec tes fées, hein ? Eh bien, laisse-moi te mettre au courant, Ben. Tu es ruiné ! Tu as tout perdu !

— Quoi ? demanda Ben, soudain envahi d’un frisson glacé.

— Oui, tout. Voilà ce qui arrive quand on est déclaré légalement mort. Ils prennent tout et le donnent aux héritiers, ou à l’État. Tu te souviens de ton droit, Ben ? Tu te rappelles comment ça marche ? Tu te rappelles quelque chose, au moins ?

— Ça fait dix ans que je suis parti ?

— Tout ce pour quoi tu as travaillé a disparu, continua Miles. Tout est fini. Tu n’as même plus ta place dans ce cabinet. Tu n’es qu’une série d’anecdotes que je raconte à mes petits nouveaux !

Ben se retourna et lut ce qui était écrit sur les portes de verre : Bennett et Cie.

— Miles, je croyais que cela ne faisait que quelques semaines… balbutia Ben, désemparé.

— Quelques semaines ? Oh, va te faire voir ! (Miles s’était mis à pleurer.) Tous ces dragons du système judiciaire que tu voulais pourfendre, toutes ces sorcières et ces enchanteurs de l’injustice que tu voulais mettre au pas… Pourquoi tu n’es pas resté pour t’en occuper ? Pourquoi tu es parti pour ton espèce de royaume enchanté ? Tu n’avais jamais abandonne avant ça, Ben. Tu étais trop têtu pour capituler. C’est peut-être pour ça que tu étais si bon avocat. Tu étais bon, tu sais. Jamais vu personne de meilleur. Tu aurais pu gagner n’importe quelle affaire. Et moi j’aurais donné un bras rien que pour t’aider. Je t’admirais à ce point-là. Mais non, tu ne pouvais pas survivre dans le même monde que nous. Il te fallait ton univers à toi ! Il a fallu que tu quittes le navire en me laissant avec les rats ! C’est ce qui est arrivé, tu sais. Les rats sont sortis de leur trou et ont tout envahi. Ils tournaient autour du fromage. Je ne pouvais pas m’en tirer seul ! J’ai essayé, mais c’était toi que les clients voulaient, la boîte ne pouvait pas marcher sans toi, et on a coulé ! (Il sanglotait.)

» Mais regardez-le, celui-là ! Il n’a pas pris une ride. Quant à moi… Un vieux poivrot plus bon n’à rien… (Il s’avança vers Ben, les muscles de son cou tendus sous sa chemise.) Tu sais ce que je suis. Ben ? Je suis un poids mort, voilà. Je prends de la place, et les petits jeunes essaient de trouver un moyen de me pousser vers la porte. Et un jour, ils y arriveront ! Ils vont me virer de mon propre bureau…

Il s’effondra. Cela rendait Ben malade de voir son vieil ami perdre toute dignité. Il voulait aller à lui mais ne parvenait pas à bouger.

— Miles…

— Fiche-moi le camp, Ben, interrompit Miles d’une voix rauque. Tu n’as plus ta place ici. Ils t’ont tout pris il y a longtemps. Tu es mort. Fous le camp !

Il quitta la réception et se traîna jusqu’à son bureau. Ben resta cloué sur place, puis le suivit, lorsqu’il arriva au bureau de Miles, il trouva la porte fermée. Il tourna la poignée et entra.

Il était dans une pommeraie dont les arbres étaient chargés de fruits mûrs. L’herbe verte ondulait doucement sous la brise d’été, et l’air était empli d’un parfum de chèvrefeuille. On voyait au loin une prairie ceinte d’une clôture de bois peinte en blanc, dans laquelle paissaient des chevaux. Il y avait une écurie toute proche, et une longue maison de brique et de bois de sapin s’élevait sur une colline ombragée.

Interloqué, il se retourna, sachant déjà que Miles, le bureau, l’ascenseur, tout aurait disparu. Il avait vu juste. Avait-il tout imaginé ? Cette terrible confrontation avec Miles le hantait toujours, et les émotions qu’elle avait provoquées le taraudaient.

Il regarda ses vêtements. Sa tenue de sport avait été remplacée par un pantalon léger, une chemisette et des mocassins.

— Ben ?

C’était Annie. Elle était exactement comme dans son souvenir : petite et séduisante, avec de grands yeux bruns, un nez mutin et des cheveux auburn qui lui tombaient sur les épaules. Elle portait une robe d’été blanche ornée de rubans à la taille et à l’encolure. Sa peau pâle était parsemée de taches de rousseur, et l’air qui l’entourait paraissait onduler dans la lumière et la chaleur de midi.

— Annie ? murmura-t-il. Ô mon Dieu, Annie, c’est vraiment toi ?

Elle lui sourit de son joli sourire de petite fille, celui qu’elle avait lorsqu’elle trouvait Ben amusant. Il sut alors que c’était bien elle.

— Annie… répéta-t-il, les larmes aux yeux.

Il s’avança vers elle, aveuglé par les larmes, mais elle leva les mains pour l’avertir.

— Non, Ben. Ne me touche pas. Tu ne dois pas essayer de me toucher.

Elle recula d’un pas tandis qu’il s’arrêtait de marcher sans comprendre.

— Ben, je ne suis plus en vie, murmura-t-elle en pleurant à son tour. Je suis un fantôme. Je ne suis que l’image de ton souvenir. Si tu essaies de me saisir, je disparaîtrai.

— Mais… Qu’est-ce que tu fais là si tu es un fantôme ?

Elle se mit à rire, et il sembla à Ben qu’il ne l’avait jamais perdue.

— Ben Holiday ! Tu as toujours la mémoire sélective ! Tu ne te souviens pas de cet endroit ? Tu ne sais pas où nous sommes ?

Il jeta un regard alentour, revit la prairies, l’écurie, les chevaux, la maison sur la colline, et soudain, il se souvint.

— La maison de tes parents ! s’écria-t-il. C’est la maison de campagne de tes parents, bon sang ! J’avais oublié ! Je ne suis pas venu ici depuis… oh, je ne sais plus combien de temps…

Les yeux d’Annie se plissèrent tandis qu’elle riait et racontait :

— C’était là que tu venais te cacher quand la vie citadine te submergeait. Mes parents te charriaient parce que tu étais un gars de la ville et que tu ne savais pas reconnaître le devant du derrière d’un cheval. Tu disais qu’il n’y avait pas grande différence. Mais tu adorais cette propriété, Ben. Tu aimais cette sensation de liberté qu’elle te procurait. C’est pour ça que j’y viens toujours, tu sais. Cela me rappelle mes années avec toi. Nous n’avons pas passé longtemps ici, mais c’est ici que je me souviens le mieux de toi.

— Tu sais, Annie, j’ai toujours adoré cet endroit, toujours.

Elle croisa les bras sur sa poitrine et son sourire s’effaça.

— Pourtant, tu n’as pas gardé la maison. Tu n’es même pas revenu en visite.

— Tes parents n’étaient plus là, Annie. C’était trop… trop dur de revenir après t’avoir perdu aussi.

— Tu aurais dû garder la maison, Ben. Tu aurais été heureux ici. Nous aurions pu être ensemble malgré tout. Tu aurais pu au moins me rendre visite. Mais tu n’es jamais venu. Je t’attends mais tu n’es pas là. Tu me manques horriblement, Ben. J’ai besoin de t’avoir auprès de moi… même si je peux pas te toucher ni te serrer dans mes bras comme avant. Le simple fait de t’avoir près de moi me fait du bien. Je ne peux pas t’apparaître en ville. Là-bas, tu ne vois rien. Je n’aime pas la ville. Si je dois rester fantôme, je préfère hanter la campagne, où tout est vert et frais. Mais à quoi bon m’installer ici si tu ne viens pas ?

— Je suis désolé, Annie, s’excusa Ben. Je n’aurais jamais cru pouvoir te retrouver. Je serais venu, si j’avais pu soupçonner que tu étais ici.

— Non, je ne crois pas, Ben, répondit-elle en souriant. Je crois que je ne compte plus pour toi. Même ta présence aujourd’hui est accidentelle. Je sais où en est ta vie, les fantômes ont une vue plus perçante que les vivants. Je sais que tu as choisi de me quitter et d’aller vers un autre monde, dans lequel je ne serai plus qu’un souvenir. Je sais que tu as rencontré une femme. Elle est très jolie, et elle t’aime.

— Annie ! (Ben la toucha presque en dépit de l’interdiction.) Annie, je ne suis pas amoureux d’elle, mais de toi. Je n’ai jamais aimé que toi. Je suis parti parce que je ne supportais pas ce qui m’arrivait après ta mort ! Je croyais que je devais essayer quelque chose, sous peine de me perdre complètement !

— Mais tu n’es jamais venu me chercher, insista Annie d’une voix douce mais douloureuse. Tu m’as abandonnée, et à présent je t’ai perdu pour toujours. Tu es dans ton nouvel univers et je ne pourrai jamais te retrouver là-bas.

Ben s’efforça de trouver quelque chose à répondre. C’était de la folie ! Comment cette situation était-elle possible ? Mais il se ressaisit. Peut-être n’était-elle pas possible, justement. C’était peut-être une illusion, un tour joué par les brumes enchantées du pays des fées, dans lesquelles rien n’est vrai. L’énormité de cette idée le frappa. Annie était bien réelle, non ? Comment pouvait-il en être autrement ?

— Papa ?

Il fit volte-face. À l’ombre d’un pommier immense, à quelques mètres de lui, se tenait un petit enfant de deux ans tout au plus, dont le visage était le reflet de celui d’Annie.

— C’est ta fille, Ben, annonça celle-ci. Elle s’appelle Beth.

— Papa ? appelait la fillette en tendant ses petits bras.

Mais Annie la saisit et la retint près d’elle. Ben tomba lentement à genoux, courbé en avant, les bras serrés autour du torse pour s’empêcher de trembler.

— Beth, répéta-t-il d’une voix sans timbre.

— Papa, appela en souriant la petite fille.

— Elle vit avec moi, dit Annie en ravalant ses larmes. Nous visitons le pays et j’essaie de lui apprendre ce qu’aurait pu être sa vie si…

Elle ne put achever et cacha son visage contre l’épaule de Beth.

— Ne pleure pas, maman, implora la petite fille. Tout va bien.

Ben trébucha en avant et s’étala sur le sol. Il eut un moment de vertige et tenta de reprendre son souffle. Une rafale de vent frais passa sur lui et le soleil disparut. Il cligna des yeux, et ses mains se refermèrent sur la terre qui devenait sèche et dure.

Annie, Beth ! Où étaient passées sa femme et sa fille ?

Il se releva lentement. Il se trouvait au sommet d’une vallée envahie de brouillard et d’obscurité. Cette vallée ressemblait à une créature morte dans d’affreuses et interminables souffrances. Les forêts étaient dépourvues de feuilles et de lianes, les branches et les troncs étaient pourris, les plaines stériles, l’herbe gelée, les fleurs décolorées. Des montagnes se dressaient vers le ciel, mais leurs flancs n’étaient que sécheresse et désolation. Quelques habitations et châteaux parsemaient la vallée çà et là, mal entretenus et délabrés. Des eaux saumâtres de plusieurs lacs croupis s’élevaient des vapeurs immondes.

Ben, horrifié, retint son souffle. Il reconnaissait cette vallée. C’était Landover. Il regarda ses vêtements : c’étaient ceux qu’il portait lors de son voyage vers le Gouffre Noir.

— Non…

Annie et Beth étaient oubliées. Il rechercha désespérément quelque signe de vie sur cette terre ravagée, quelque mouvement dans les châteaux, mais n’en décela aucun. Il essaya de distinguer Bon Aloi, mais ne trouva qu’une île déserte au milieu d’un lac noir. Il tenta de retrouver le Gouffre Noir, Rhyndweir, la région des lacs, le Melchor et tous les repères qui lui étaient familiers. À chaque essai, il ne put voir que dévastation. Tout avait disparu. Landover n’était plus qu’un cimetière.

— Mon Dieu, non ! souffla-t-il. C’est impossible…

Alors, une ombre se matérialisa devant lui dans la brume.

— Ainsi, le roi de Landover a enfin retrouvé son chemin, grinça une voix ironique.

C’était Questor Thews ; ses habits gris et ses écharpes aux couleurs vives étaient tachés et déchirés, ses cheveux blancs et sa barbe étaient en bataille. Il lui manquait une jambe, et il se déplaçait péniblement en s’appuyant sur une béquille. Des traces de coups et des cicatrices zébraient son visage et ses bras. Il avait les doigts noircis par une quelconque maladie, et ses yeux brillaient de fièvre.

— Questor ! s’exclama Ben, horrifié.

— Oui, Sire, Questor Thews, jadis enchanteur royal et conseiller des rois de Landover, aujourd’hui mendiant sans feu ni lieu, errant dans un pays où seuls survivent les oubliés. Cela vous plaît de me voir ainsi ?

Sa voix était si amère que Ben recula.

— Hein ? Mais comment cela pourrait-il me plaire ? Que s’est-il passé, Questor ?

— Vous êtes bien sûr de n’en rien savoir, Sire ? Alors, regardez autour de vous. Voilà ce qui s’est passé ! Le royaume est mort d’un manque de magie, et quand il est mort, ses habitants sont morts avec lui. Il ne reste rien, Sire, tout est fini !

— Mais… mais comment cela a-t-il pu arriver ?

— C’est arrivé parce que le roi de Landover a abandonné le trône ! rétorqua Questor avec une colère douloureuse. C’est arrivé parce que vous n’étiez pas là pour l’empêcher ! Vous êtes allé au pays des fées poursuivre vos chimères, et nous n’avons plus eu qu’à nous en tirer comme nous le pouvions ! Oh, nous avons bien essayé d’aller vous chercher, mais une fois entré dans le monde des fées, vous étiez perdu à tout jamais. Je vous avais averti, Sire. Je vous avais expliqué que nul ne pouvait s’aventurer là-bas et en revenir vivant. Mais vous ne m’avez pas écouté. Non, vous n’aviez d’oreilles que pour votre propre folie. Vous êtes resté au loin durant un an, Sire. Une année entière ! Personne n’a pu vous retrouver. Le médaillon était perdu avec vous. Tout espoir de désigner un autre roi était vain. Ce fut notre fin à tous ! (Il s’avança davantage, appuyé sur sa béquille.)

« La magie s’est évanouie très vite. Le mal s’est répandu. Bientôt, les créatures du royaume, humaines ou non, sont tombées malades et sont mortes. Tout s’est passé si vite que l’on n’a pu se défendre, ni le Maître des Eaux avec ses pouvoirs de guérison, ni Nocturna. Aujourd’hui, tout le monde est mort ou déplacé. Il ne reste que quelques malheureux comme moi ! Nous ne sommes en vie que parce que nous n’arrivons pas à mourir ! (Sa voix se brisa.) Je croyais que vous nous reviendriez à temps, Sire, j’espérais sans fin. J’avais tort. Je croyais en vous au lieu de m’apercevoir que vous n’en valiez pas la peine ! »

— Questor, interrompit Ben, ne…

Une main tachetée s’éleva en signe de protestation.

— Il ne reste plus à la Marque d’Acier et à ses démons qu’à venir s’installer. Il n’y a personne pour s’y opposer, alors… Pourquoi n’êtes-vous pas revenu plus tôt ? Pourquoi vous être absenté si longtemps alors que vous saviez qu’on avait besoin de vous ? J’aimais tant ce monde et ses habitants ! Je croyais que vous partagiez ce sentiment. Ah ! si j’en avais encore la force, je prendrais cette béquille pour vous…

Son corps fut agité de tremblements et il souleva la béquille d’un air menaçant. Ben recula, mais Questor ne put soulever la canne que de quelques centimètres avant de s’effondrer au sol comme une poupée de chiffon. Des larmes coulaient sur son visage ravagé.

— Si vous saviez combien je vous hais ! cria-t-il. Savez-vous comme je vous déteste ? En avez-vous la moindre idée, seulement ? Je vais vous montrer ! (La folie se lisait dans ses yeux.) Savez-vous ce qu’il est advenu de votre chère sylphide, après votre départ ? Regardez dans la vallée, près de ce lac ! Là où les ténèbres sont le plus profondes ! Voyez-vous ce tronc noirci et tordu, ces racines pourries ?

Ben ne put en entendre davantage. Il se mit à courir sans réfléchir, fou d’une colère et d’une horreur incontrôlables, tentant désespérément d’échapper aux paroles de ce vieillard haineux qui le rendait coupable de tous les malheurs du pays. Il courut sans direction, il courut en avant dans les brumes et les ombres. Des cris résonnaient à ses oreilles venus de son esprit ou du dehors, il ne le savait pas. Son univers s’écroulait autour de lui comme un château de cartes soufflé par le vent. Il avait tout perdu : son ancien et son nouveau monde, ses anciens et ses nouveaux amis, son passé et son avenir. Des visages familiers défilaient devant lui, Miles, Annie, Questor, et, d’une voix accusatrice, lui rappelaient ses échecs. Il fléchissait sous leurs paroles et le récit des malheurs qu’il avait causés.

Il se mit à courir encore plus vite en mêlant ses cris aux battements affolés de son cœur.

Puis, tout à coup, il cessa de bouger. Il courait toujours, mais le sol avait disparu de sous ses pieds. Il était suspendu dans les airs. Il ressentit une douleur subite et se tordit violemment en en cherchant la cause.

Des serres griffues avaient saisi ses épaules et s’enfonçaient profondément dans ses vêtements et dans sa chair. Une silhouette massive le surplombait. C’était un corps couvert d’écailles qui sentait le rance et la pourriture, corrompu par la maladie du royaume. Ben leva les yeux et vit la gueule de Strabo s’ouvrir tandis que le dragon baissait la tête vers lui.

Il hurla… Un banc de brume passa sur son visage…

Tout recommençait. Le temps, l’espace changeaient. Il ferma les yeux et les maintint clos. Quelque chose ne tournait pas rond du tout. Son instinct le lui indiquait. Son instinct l’informait que les changements spatiaux et temporels qu’il vivait étaient impossibles. Ils semblaient avoir lieu, mais étaient irréels. Ils étaient illusion, rêve, ou autre chose de ce genre. En tout cas, ils le vidaient et le déchiraient. Il devait les arrêter avant qu’il soit trop tard.

Il se cacha sans bruit dans l’obscurité de son esprit, les yeux et la bouche bien fermés. Il se força à se concentrer sur le bruit des battements de son cœur, sur la sensation du sang qui coulait dans ses veines, sur le silence qui l’entourait. Calme-toi, sois paisible, se disait-il. Ne cède pas à ce qui semble t’arriver.

Il retrouva peu à peu sa maîtrise. Mais il n’ouvrit pas les yeux pour autant. Il avait peur qu’une nouvelle horreur l’attende s’il les rouvrait trop tôt. Il devait d’abord comprendre ce qui lui arrivait.

Il se mit à raisonner avec méthode. Il n’était allé nulle part. Il était toujours au pays des fées, dans les brumes. Il ne s’était écoulé ni un, ni dix ans, c’était impossible. Les changements de temps et d’époque n’étaient que des illusions créées par ce monde étrange ou par sa réaction à cet environnement. Ce qu’il devait faire, c’était découvrir quelle en était la cause. Il devait comprendre pourquoi.

Il construisit son raisonnement pierre par pierre. La première fut de se dire que rien de ce qu’il avait vu n’était réel. Si rien n’était réel, alors tout était faux, et alors il devait y avoir une explication à la forme prise par ces illusions. Pourquoi avait-il ces visions-là et pas d’autres ? Il se retira encore plus profondément dans son esprit, là où il fait toujours noir, là où l’on entend rien que le son de la pensée. Questor, Miles, Annie, pourquoi les avait-il vus ainsi ? Il se détendit dans l’obscurité. Salica l’avait averti des dangers du pays des fées. Qu’avait-elle donc dit ? Elle avait expliqué qu’au pays des fées la réalité n’était que la projection d’émotions et de pensées. Elle avait ajouté qu’il n’y existait aucune réalité, aucune vérité à part ce qu’on était. Si telle était la vérité, ce qu’il avait vu était la projection de ses propres peurs. De ses émotions…

C’était évident : la peur est l’émotion la plus puissante de toutes, la moins contrôlable. Voilà pourquoi il avait parcouru le temps et l’espace pour assister aux malheurs qui avaient frappé ses amis et sa famille : sa peur avait donné corps à ses craintes les plus profondes. Il avait peur d’échouer dans son entreprise depuis le moment où il avait décidé d’aller à Landover. Le résultat d’un tel échec correspondait aux scénarios qu’il venait de vivre. Il serait coupé de son ancienne existence sans espoir de retour, serait dépouillé de tout ce qu’il avait compté trouver dans sa nouvelle vie, et trahirait famille et amis. Il serait un homme brisé.

Il se sentit soudain soulagé. Maintenant, il comprenait. Et il savait ce qu’il devait faire. S’il arrivait à contrôler ses émotions, il pourrait faire cesser ces cauchemars. S’il s’interdisait la peur, consciente ou subconsciente, il retournerait dans le présent. C’était un défi de taille, mais c’était sa seule chance.

Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits et se concentrer sur la tâche qui l’attendait. Il se répétait qu’il fallait penser à l’avocat qu’il était jadis, aux talents oratoires qui avaient fait de lui ce brillant plaideur. Il devait se rappeler que tout ce qu’il venait de voir était un mensonge, une création imaginaire. Il se représenta le monde qu’il avait vu en traversant le passage temporel qui l’avait conduit à Landover : la forêt et son linceul de brume.

Lentement, très lentement, il ouvrit les yeux. La forêt était là, profonde, solitaire, vierge. De pâles visions dansaient dans la brume, mais Ben ne s’en inquiéta pas. Il respirait profondément, se laissant porter par l’obscurité fraîche et paisible. Avec prudence, il se mit à la recherche de ce qu’il était venu prendre : la poussière d’Io. Il crut voir quelques reflets argentés et bleu nuit, mais ce n’était pas cela. Il continuait à dériver, et soudain il se mit à tomber en morceaux comme de la glace jetée sur une pierre. Il se démolissait, se séparait en fragments indépendants. Il força frénétiquement ce sentiment à mourir en lui, pour bientôt sentir sous ses pieds la solidité du sol.

La sensation disparut. La brume se referma. Il n’était plus seul. On chuchotait autour de lui.

— Soyez le bienvenu, roi de Landover.

— Vous vous êtes trouvé, et ce faisant vous nous avez trouvées.

Il tenta de parler, mais s’aperçut qu’il en était incapable. Des visages se pressaient autour de lui, fins et nets, dont les traits étaient légèrement atténués par la pénombre. C’étaient les visages qu’il avait déjà vus en arrivant à Landover. C’étaient les fées.

— Rien ne se perd si nous ne le jugeons perdu, Noble Seigneur. Croyez qu’une chose est retrouvée, et elle l’est. Les visions nées de la peur engendrent nos échecs. Les visions nées de l’espoir engendrent notre réussite.

— Le possible vit en nous, et il n’appartient qu’à nous de le découvrir. Pouvez-vous donner naissance aux rêves qui vous habitent, Noble Seigneur ? Regardez dans la brume, et voyez…

Ben regarda. Les brumes se mirent à tourbillonner et s’ouvrirent devant lui. Un pays d’une incroyable beauté apparut, inondé de soleil, La vie y était florissante et gorgée d’énergie. Il y avait un enthousiasme, un espoir qui dépassaient ce que Ben aurait cru possible. À cette vue, Ben appela ce monde de tous ses vœux.

Mais la vision s’estompa lentement. Les voix chuchotaient toujours.

— Autre lieu, autre temps pour ces visions, Noble Seigneur. Autre vie. Des liens tels que celui-là doivent attendre de naître…

— Vous êtes un enfant parmi les anciens, Noble Seigneur, mais un enfant prometteur. Vous avez su voir la vérité qui se cachait derrière les mensonges, et vous savez qu’elle n’appartient qu’à vous. Vous avez gagné le droit d’en découvrir davantage.

Alors, montrez-moi donc, avait envie de crier Ben. Mais il en était toujours incapable.

— Vous avez démasqué la peur qui vous aurait détruit, Noble Seigneur. Vous avez fait preuve de présence. Mais la peur revêt bien des costumes et prend bien des formes. Vous devez apprendre à les reconnaître. Vous devrez vous souvenir de ce qu’elles cachent lorsqu’elles seront près de vous.

La gorge de Ben s’agitait en vain. Il ne comprenait pas. Que voulaient dire les fées ?

— Vous devez rentrer, Noble Seigneur, Landover a besoin de votre aide. Son roi doit aller à son secours.

— Mais prenez donc ce que vous êtes venu chercher…

Ben vit apparaître devant lui un arbuste bleu nuit à feuilles d’argent. Il sentit quelque chose au creux de chacune de ses mains. Il baissa les yeux et vit qu’il tenait une paire de gousses oblongues.

— La poussière d’Io, Noble Seigneur. Respirez-la, et vous appartiendrez à celui qui vous l’aura administrée jusqu’à ce qu’il vous libère. Il suffit d’une fois. Mais attention. La sorcière Nocturna en a besoin pour accomplir ses projets et n’entend pas la partager avec vous. Lorsque vous l’aurez rapportée, vous n’aurez plus aucune valeur pour elle.

— Soyez plus rapide qu’elle, Noble Seigneur. Soyez vif.

Ben hocha la tête sans un mot, portant sur le visage une expression déterminée.

— Partez à présent. Vous n’avez perdu qu’un jour. Mais il est perdu à tout jamais. Vous ramener plus vite causerait en vous des dommages irréparables. Comprenez donc que les choses doivent absolument être comme vous les trouvez.

— Revenez-nous, Sire, lorsque la magie aura été retrouvée.

— Revenez-nous lorsque le besoin s’en fera sentir.

— Revenez-…

— … nous…

Les voix, les visages et les fines silhouettes disparurent. La brume se roula en un tourbillon serré et se retira.

Ben Holiday cligna des yeux. Il était de retour dans le Gouffre Noir, une gousse de poussière d’Io serrée dans chaque main. Il jeta un regard alentour et vit qu’il était seul. Des fragments de ses rencontres imaginaires avec Miles, Annie et Questor filèrent dans sa mémoire, tranchants comme de petits rasoirs. Il fit une grimace de douleur et les écarta. Ils n’étaient pas véridiques. C’étaient des mensonges. Sa rencontre avec les fées était la seule vérité.

Il leva les gousses à hauteur de ses yeux et les observa pensivement. Il ne put s’empêcher de sourire comme le chat du Cheshire d’Alice au pays des merveilles. Il avait fait l’impossible. Il était allé au pays des fées et, malgré tous les obstacles, en était revenu.

Il se sentait renaître.